Comment le duché souverain de Lorraine passa à la France en 1766 

Bref rappel historique :

Le duché de Lorraine était issu du partage de la Lotharingie qui fut divisée en deux en 959 : la Haute-Lotharingie, qui deviendra le duché de Lorraine, et la Basse-Lotharingie qui correspondait grosso-modo à l’actuel Benelux. Ancien Etat du Saint Empire romain germanique, le duché gagna sa souveraineté dès 1542. Les ducs de Lorraine furent toujours des fidèles de l’empereur.

 

Le mariage projeté entre l’archiduchesse Maria-Theresia / Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780) et le duc de Lorraine François III (1708-1765), fils de Léopold 1er de Lorraine né à Innsbruck en 1679 et mort à Lunéville en 1729,  posait problème à la France. En effet, s’il se réalisait, les possessions autrichiennes s’étendraient alors jusqu’à Bar-le-Duc… à 250km de Paris ! De plus, par ce mariage, le duc pouvait devenir empereur et apporter ses duchés aux Habsbourg, les protégeant ainsi des convoitises françaises. En France, on était d’autant plus inquiet de ce projet, que le jeune duc lorrain avait été élevé à la cour de Vienne et passait à Paris pour germanisé. 

La mort à Varsovie le 1.2.1733 du roi de Pologne August II. dit « August der Starke », également prince électeur de Saxe, et le problème de sa succession fournirent aux Français l’occasion d’avancer leurs pions. En effet, la couronne de la « République » de Pologne était élective et deux candidats se retrouvèrent en lice pour la succession : l’électeur de Saxe Friedrich-August, l’époux de l’archiduchesse Maria-Josepha et fils du roi défunt, et l’ancien roi de Pologne en exil Stanislas Leczinski, le beau-père de Louis XV soutenu par la France qui ambitionnait de faire de la Pologne un de ses satellites à l’Est pour prendre l’Autriche à revers. Leczinski avait été roi de Pologne de 1704 à 1709, sous le nom de Stanislas 1er, mais fut chassé du pouvoir en 1709.     

Le vice-chancelier d’Autriche et de Bohème (secrétaire d’Etat depuis 1733) était alors le Strasbourgeois Johann-Christoph Freiherr von Bartenstein (1) qui avait été nommé à ce poste pour son bilinguisme, ses compétences juridiques acquises à Strassburg et son érudition. Bartenstein fut le second alsacien en moins d’un siècle, après Johann Paul Freiherr von Hocher (1616-1683), dont le père était né à Masmünster / Masevaux, à devenir chancelier d’Autriche (pour ce dernier en 1655).

La guerre de succession de Pologne (1733 – 1738)

Avec l’aide de la France, qui lui avait offert l’asile… et une pension, le 8 septembre 1733 l’exilé Stanislas, après avoir traversé secrètement l’Allemagne, arrivait par surprise à Varsovie et, 4 jours plus tard, se faisait élire roi de Pologne par la Diète (12.9.1733).

Mais ses adversaires avaient déjà commencé à prendre les armes. Dès son élection controversée la tsarine Anne, qui soutenait son rival, avait envoyé des troupes. De sorte que le 22 septembre Stanislas dût se réfugier dans Danzig (Dantzig) pour y attendre de l'aide (Louis XV dépêchera quelques navires mais qui essuieront une défaite). 

Ne pouvant s'en prendre à la Russie, difficile à atteindre, et influencé par le parti anti-autrichien animé par le maréchal de Belle-Isle, Louis XV déclarait la guerre à l’autre grand soutien de Friedrich-August, l’empereur Karl VI. / Charles VI d'Autriche : c’est ainsi, que commença « la guerre de succession de Pologne » !  

Sautant sur l’occasion, l’armée française, alors la plus puissante d’Europe, occupa immédiatement la Lorraine ducale indépendante qui relevait du Saint Empire (2), qu’elle contraignit d’accepter la neutralisation. L’armée royale était alors réputée pour sa « pratique du dégât » ! 

Mais en définitive, et en dépit de leur avantage militaire, les Français ne purent empêcher l’élection de l’électeur de Saxe au détriment de leur protégé. En effet, le 5 octobre 1733, Friedrich-August fut proclamé roi à Varsovie sous le nom d’August III (Auguste III). Un camouflet pour le roi qui gardait néanmoins l’avantage des armes ! De sorte qu’en définitive, l’Empereur n’eut d’autre choix que de signer la paix à n’importe quel prix afin de sauver les pays héréditaires qu’il risquait de perdre. En effet, n’obtenant pas de successeur mâle par son mariage, en 1713 il avait édicté la « Pragmatique sanction » qui autorisait ses filles à lui succéder dans ses domaines patrimoniaux. Ayant choisi sa fille Maria-Theresia pour lui succéder, son mariage avec le duc de Lorraine revêtait donc une importance particulière pour l’empereur.

Un marché de dupes : duché contre Toscane ! 

Aux préliminaires de paix de Vienne de 1735 - qui seront ratifiés par le 3e traité de Vienne du 18.11.1738 -, le roi de France et ses alliés proposèrent alors un marché de dupes au jeune duc François III. En échange de son duché de Lorraine, donné en viager au roi fantoche Stanislas Leczinski jusqu’à sa mort, où il devait échoir à Louis XV, le duc recevait la Toscane où le dernier Médicis allait mourir sans héritier (le duc portera plus tard le titre de grand-duc de Toscane). A cette condition, la France acceptait la Pragmatique sanction de l’empereur faisant de Marie-Thérèse son héritière et ne ferait plus obstacle au mariage projeté du duc avec cette dernière, avec laquelle il était d’ailleurs fiancé déjà de longue date.

Le duc François III de Lorraine accepta l’échange sans tenir aucun compte des sentiments loyalistes de ses sujets lorrains et de leur attachement à l’Empire qu’ils manifestèrent encore longtemps après. C’est ainsi que, le 12.2.1736, il put enfin célébrer à Vienne son mariage avec l’archiduchesse Maria-Theresia. De son côté, le 30 septembre 1736, Stanislas abandonnait définitivement tous ses droits sur la Pologne.

Franz I. (François Ier) - Empereur du Saint Empire de 1745 à 1765

Leczinski : un simple pantin 

En 1737, à la place du duc, Louis XV installa donc à Nancy Stanislas Leczinski qui ne fut qu’un simple pantin entre les mains françaises. Il y demeura jusqu’à sa mort, en 1766, en laissant gouverner des administrateurs français qui, sans perdre de temps, commencèrent immédiatement une politique de francisation drastique avec l’introduction d’impôts nouveaux et de la conscription (1741) ; on fit également interdiction aux populations de l’ancien bailliage d’Allemagne ( Deutsches Bellistum), qui regroupait toutes les possessions ducales de langue allemande, de faire usage d’un idiome germanique, ordonnant que l’on s’y servirait exclusivement de la langue française dans la rédaction des actes officiels (1748). Le bailliage d’Allemagne sera d’ailleurs supprimé en 1751. 

Le jour de sa mort, comme prévu au traité de paix, le duché de Lorraine donné en viager à Leczinski passa à son gendre le roi Louis XV, c’est-à-dire à la France. C’est ainsi que la Lorraine, qui depuis plus de huit siècles s’était tant battue pour son indépendance et avait toujours témoigné une fidélité sans faille au Saint Empire, tombera au rang de simple province (du latin provincia : pays des vaincus) française. Les Français avaient ainsi résolu à leur avantage la question lorraine.

Quant au duc François III de Lorraine, il devint certes « Empereur des Romains » (à partir de 1745), sous le nom de Franz I./ François 1er, mais ne sut jamais gagner le cœur des Toscans et ne résida pas à Florence. Il mourra à Innsbrück le 18.8.1765.

La douleur des Lorrains

De leur côté, les Lorrains ne décolérèrent pas et firent entendre encore longtemps leur indignation devant cette transaction qui avait fait litière des libertés de leur vieux pays. D’ailleurs l’accueil que Nancy réserva à Stanislas fut tellement glacial qu’il préféra se réfugier à Lunéville ! Voici ce qu’écrivait, en 1736, le Procureur Général de la Cour souveraine de Lorraine et Barrois, Bourcier de Montureux,  au duc François III de Lorraine quand il eut connaissance de l’échange projeté : « Monseigneur, la confirmation des bruits qui annoncent depuis près d’un an un changement d’état en Lorraine a jeté vos fidèles sujets dans un excès de crise qui ne leur permet plus de douter de la fatalité de leur destinée. Accablés de la plus vive douleur, ils sont dans la dure nécessité de venir se prosterner aux pieds du trône pour y répandre l’amertume de leurs plaintes contre un échange opposé aux lois de l’hérédité naturelle, peu honorable à la mémoire de vos augustes ancêtres, préjudiciable au corps de l’Empire germanique et funeste au repos et à la félicité de ses sujets, dont la fidélité méritait un sort plus heureux (…) Serait-il possible, Monseigneur, que votre Altesse Royale voulut abandonner les traces et l’héritage de ses augustes ancêtres, supprimer l’immortalité de leurs noms, réduire les princes de son sang au simple rang de cadets de bonne famille, soustraire au corps de l’Empire un membre libre, lequel lui a fourni tant d’illustres, de généreux et de braves soldats qui ont contribué à sa défense et à l’étendue de ses conquêtes ; voudrait-elle enfin renoncer à sa chère patrie et récompenser la fidélité de ses sujets en les livrant à une domination pour laquelle leurs pères et leurs aïeux ont perpétué une antipathie insurmontable et invétérée depuis plus de huit siècles » (in Recueil de documents sur l’Histoire de Lorraine – Nancy 1855). 

L’historien lorrain Jean-François Thull (3) évoque ainsi cette page dramatique de l’histoire de la Lorraine marquée par la douleur des Lorrains révoltés à l’idée de perdre leur indépendance et de devenir français : « Seul sur ses terres, où rôdait encore l’odeur des villages brûlés, le paysan lorrain n’était pas d’accord. Par fidélité au Duc devenu Empereur, refusant d’être « vendu comme porcelets » aux Français, les Lorrains amorcèrent un mouvement d’émigration vers l’Autriche (par la suite, 34 000 Lorrains s’installèrent dans le Banat de Temesvar). L’un d’eux, Victor Chaudelot (1767-1843) de Deneuvre (une commune de Meurthe-et-Moselle), passé en Autriche où il deviendra Général-Major des armées impériales, écrira dans ses mémoires : « Je ne croyais point d’ailleurs, en servant l’Autriche de servir l’étranger en ce que son souverain était descendant de François, le dernier duc de Lorraine, mon souverain légitime. Et enfin, je ne quittais point ma patrie : c’est ma patrie qui me quittait » (In Eugène Georges Victor Chaudelot. Un Lorrain au service de l’Autriche. Le Pays Lorrain 1967).

Des officiers, des artistes et des scientifiques lorrains suivirent les alérions (4) ducaux qui s’envolaient vers Vienne, où ils s’unirent à l’aigle bicéphale avec lequel ils partageront une même destinée jusqu’en 1918 ».

Bernard Wittmann – Historien (9.2.2018)

(1) Le baron d’Empire Johann-Christoph von Bartenstein est né à Strasbourg le 23.10.1690 et mort à Vienne le 6.8.1767. Issu d’une vieille famille protestante de Strasbourg où son père était recteur du Gymnase, il rédigea plusieurs manifestes célèbres pour la maison d’Autriche dont la déclaration de guerre contre la France en 1741.

(2) La Lorraine avait été reconnue comme un pays « libre et non incorporable » et relevait du Saint-Empire pour la presque totalité de son territoire. Quelques-unes de ses composantes territoriales relevaient néanmoins du royaume de France. Ainsi, depuis 1522, les « Trois-Evêchés » de Metz, Toul et Verdun qui relevaient du Saint-Empire étaient occupés par des garnisons françaises ; la châtellenie de Vaucouleurs, était sous souveraineté française depuis le XIVe s. ; quant au duché de Bar, appelé « Barrois mouvant », il était un fief de la couronne de France (mais l’autorité y était exercée par le duc). Mais tout le reste de la Lorraine relevait directement de l’autorité du duc de Lorraine.

(3) In La Lotharingie : histoire et perspectives d’une idée géopolitique – année 2000

(4) Les « alérions » sont les 3 aigles qui figurent sur le drapeau historique lorrain.