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L’ÉMIGRATION DES ALSACIENS SUITE A LA GUERRE DE 1870/71 :

Le mythe du plébiscite par les pieds 

Dans le traité de paix de Frankfurt / Francfort (10 mai 1871), la clause de l’option témoignait d’un esprit très libéral pour l’époque puisque tous les habitants, Alsaciens ou Français de l’Intérieur, pouvaient rester en Alsace et bénéficier de la citoyenneté allemande, accordée d’office en cas de non option. Il n’y eut donc aucune expulsion. Il n’en sera hélas pas de même en 1918 où les sinistres « Commissions de triage », expulsèrent de force entre 128 000 et 150 000 Alsaciens-Lorrains germanophiles (les « bochophiles ») et Vieux-Allemands en se fondant sur des critères ethniques (cartes A-B-C-D)[1]. Ajoutons encore que si, en 1872, les optants pouvaient emporter toute leur fortune, ceux que la France allait expulser en 1918 n’eurent droit qu’à « 30 kg de bagages à main et au maximum 2 000 Marks en billets de banque » et perdirent toutes leurs autres économies ! 

                  Dès que la convention additive franco-allemande sur l’option du 11 décembre 1871 est rendue publique, les « protestataires » et d’autres ultra-patriotes, sous la conduite de Léon Gambetta, cherchent à transformer le droit d’option en plébiscite pour la France. Ils s’organisent autour de la « Ligue d’Alsace », créée en mars 1871 par Gambetta et qui regroupe une vingtaine de « grands bourgeois » mulhousiens, financiers généreux. Dans son tract « 18 bis », écrit en français[2],  elle lance l’appel suivant : « Optez, Alsaciens et Lorrains, votre cœur vous le dit et l’honneur vous le commande. (...) C’est le plébiscite final, et la honte qui doit en jaillir sur nos oppresseurs aux yeux du monde entier marquera notre première vengeance ».

En même temps, Gambetta et sa « Ligue », appuyés par le gouvernement, mettent sur pied diverses campagnes pour inciter tous les fonctionnaires français à rejoindre la France. Aux incitations verbales, l’Assemblée nationale ajoute des incitations financières… rien de tel pour galvaniser la fibre patriotique : 

§  Le 19 juin 1871, l’Assemblée accorde aux optants les droits civils et politiques français y compris tous les avantages pécuniaires qui en découlent (pensions, etc.)

§  Le 21 juin 1871, la France offre aux optants alsaciens-lorrains désireux de « changer de sol sans changer de patrie » 100 000 hectares des meilleures terres d’Algérie prises aux indigènes. Le manufacturier Jean Dollfus sautera sur l’occasion et obtiendra en définitive une concession de 1178 hectares près de Tizi-Ouzou.[3] Pour l’exploiter au mieux, avec une main d’œuvre qu’il sait laborieuse, il y installera de nombreuses familles alsaciennes de ses fabriques qu’il a incitées « financièrement » à le suivre !

§  Le 15 septembre 1871, ils obtiendront l’installation et le campement gratuits.

§  Le 16 octobre 1871, les optants se verront offrir, en plus, trois années d’exemption d’impôts...

(Note : D’après le rapport officiel du parlementaire Guynemer présenté en 1875, environ 6000[4] Alsaciens choisirent de s’installer en Algérie entre 1871 et 1874. Certains colons alsaciens en mal de terre s’y étaient déjà installés dès le début de la colonisation de l’Algérie, en 1831). 

             L’option, pour beaucoup de « patriotes français éplorés », n’était donc pas exempte de calculs financiers opportunistes. Dans tous les cas, ils ne perdaient rien ni socialement ni professionnellement, et, souvent même, ils se voyaient gratifiés d’une promotion. Cela finit même par exaspérer certains Français, tel André Ibels au  Mercure de France qui, en 1897, constata ironiquement : « Les malheureux Alsaciens conviendront avec moi, qu’ils ont gagné à notre perte, si l’on daigne examiner les places qu’ils occupent depuis 1873 dans nos grandes administrations françaises. (…) Qu’on ne nous rende point l’Alsace, nous n’avons hélas que trop d’Alsaciens ! [5]».  

·      Combien émigrèrent effectivement ? 

En ce qui concerne le nombre des optants, l’historiographie républicaine et jacobine a bien entendu totalement déliré sur les chiffres, en avançant, pour l’Alsace-Lorraine, entre 500 000 et un million d’optants, sur une population totale des territoires annexés de 1 549 738 habitants (1 059 000 pour l’Alsace seule). A Paris, la très puissante Ligue d’Alsace financée par le gouvernement, avança le chiffre absolument délirant de 800.000 optants[6] !! En 1918, dans son livre « Ce qu’il faut savoir de la question de l’Alsace-Lorraine », le publiciste André Leroy écrit : « 267 639 Alsaciens-Lorrains émigrèrent disant adieu à la maison de famille, au village, abandonnant leurs biens, leurs usines, leurs intérêts (...) à Schlestadt, la moitié de la population partit »[7]. Plus « modeste », l’abbé Wetterlé donne le chiffre de 200.000.

Le patriote Théodor Karcher, optant-émigrant de la première heure, journaliste et universitaire né en 1821 à Sarre-Union/Saarunion, écrivait  en 1871 en donnant libre cours à ses fantasmes antiallemands : «Chaque matinée on peut apercevoir une longue file d’Alsaciens marcher péniblement sur la route de Lyon (...) Ils tentent tout, plutôt que de se rallier à la Prusse et d’être exposés, un jour, à porter cet uniforme qu’ils ne veulent voir qu’au bout de leurs fusils. (...) Ils s’en vont tous. Dans quelques mois, il ne demeurera plus dans le Haut-Rhin, le Bas-Rhin et la Moselle, de jeunes gens comptant de seize à vingt-deux ans.[8]»

En 1955, Gauthier Heumann, historien communiste et rédacteur en chef de L’Humanité d’Alsace et de Lorraine, écrit toujours : « L’annexion forcée (de 1871/72) a amené l’émigration de 500 000 Alsaciens et Lorrains : ouvriers, intellectuels, fonctionnaires, petits-bourgeois »[9].

Plus récemment, en 1979, l’historien François G. Dreyfus avance toujours le chiffre de 159 000 Optants, avec 50 000 départs effectifs pour la seule Alsace, et continue de parler d’« exode »[10] ! 

Légende : Emigration des enfants d'Alsace vers la France

Cependant, la réalité n’a rien à voir avec ces divagations patriotiques, qui iront toutefois enrichir, plus tard, le fonds de commerce de l’imagerie d’Epinal. De plus, une confusion entre optants et émigrants avalisant l’option par l’exil a été ensuite savamment orchestrée à Paris par les « revanchards ».

En réalité, ils ne furent, pour toute l’Alsace-Lorraine, que 154 032[11] à effectuer la démarche de l’option[12]. En Alsace seule, ils ne furent que 132 239 à opter, sur une population totale de 1 059 000 habitants, soit 12,5 % (93 109 en Haute-Alsace et 39 130 en Basse-Alsace). Encore que ce chiffre prête à caution car « il y eut des doubles déclarations, et même des déclarations multiples, qui surestimèrent le volume des options » écrit F. L’Huilier[13].

Ces 12,5 % représentent en fait numériquement le poids des patriotes français en Alsace. Encore qu’il faille nuancer par le bas ce chiffre, car il inclut pêle-mêle les Alsaciens de souche d’une part, pour lesquels le choix pouvait être interprété comme un positionnement idéologique et, d’autre part, les Français de l’Intérieur résidant en Alsace, les fonctionnaires de l’Etat français, toutes les catégories professionnelles liées à l’usage de la langue et du droit français et dont l’option était dictée par la logique économique, puisqu’ils n’avaient plus la possibilité d’exercer en Alsace, et qui représentent une part importante dans ce chiffre. On opta d’ailleurs très peu dans les campagnes.

Pour les Alsaciens habitant en « Vieille France », le nombre des optants s’élève à 255 000. Mais ce chiffre n’a guère de signification puisque les 3/4 d’entre eux, installés depuis des lustres à l’Intérieur, ne faisaient qu’entériner, en optant, une situation de fait. 

Il est en fait beaucoup plus intéressant de relever le nombre d’émigrations effectives à la date-butoir prévue du 30 septembre 1872[14], après l’option (nulle et non avenue si non suivie par une émigration). La propagande française parla d’« exode », de « fuite de tout un peuple »…, une pure affabulation !! 

Les chiffres diffèrent fortement : Alfred Wahl,  dans son étude L’option et l’émigration des Alsaciens-Lorrains 1871-1872[15], donne les chiffres de ceux qui choisirent, après réflexion, la voie définitive de l’exil : il estime leur nombre à 50 000[16]. Cependant, Bernard Vogler[17] parle « de plus de 50 000 Alsaciens » et Philippe Dollinger et Raymond Oberlé de 59 000 Alsaciens qui quittèrent le Reichsland : ils parlent d’« hémorragie démographique »[18]. Enfin, dans l’ouvrage collectif L’Alsace, une histoire[19], on relève le chiffre de 50 000 sans précision, mais suivi d’un point d’interrogation marquant bien le flou qui a toujours entouré cette question. En effet, un certain nombre d’émigrants revinrent se réinstaller au pays les mois ou les années suivantes, ce qui compliqua les décomptes et cela d’autant plus que cette réalité fut tue en France. Une commission sera d’ailleurs mise en place par les Allemands en 1880, pour faciliter les très nombreux retours. 

Au final, le chiffre exact des Alsaciens qui émigrèrent véritablement semble bien être celui figurant dans une publication officielle issue du Ministère français de la guerre (voir encart ci-après) qui fixe leur nombre total à 28 409 ! On peut donc affirmer avec certitude qu’il n’y a pas eu de départ massif et encore moins d’« exode » !

 

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28409 options valables pour l’Alsace : chiffre à retenir 

Les Archives Nationales conservent un fichier des bulletins d’option et des listes alphabétiques d’optants ont été publiées dans le bulletin des Lois de 1872 à 1873 (AD série K). Mais la plus grande prudence s’impose : de nombreux optants sont en fait restés en Alsace ou y sont revenus ultérieurement ; d’autre part, les optants comprennent également les Alsaciens émigrés avant 1870.

Les chiffres à retenir pour le nombre des optants qui émigrèrent réellement se trouvent vraisemblablement dans un document de 1915 du Ministère français de la Guerre / Grand Quartier général des Armées « Organisation politique et administrative et législation de L’Alsace-Lorraine »[20]. Ces chiffres se réfèrent d’ailleurs pour la plupart à ceux fournis par le gouvernement allemand qui avait des données plus précises : 

Nombre d’options valables pour l’Alsace (d’après un rapport présenté par le Chancelier au Reichstag le 4 avril 1873): 

                 Haute-Alsace 91.962 dont 75.260 furent ensuite annulées soit 16.702

                 Basse-Alsace 39.190  dont 27.483 furent ensuite annulées soit 11.707

                                                                                                    Total pour l’Alsace  =  28.409 options valables 

Nombre d’options valables pour la Lorraine : 28.639 dont 6900 annulées soit  21.789

Soit un total pour l’Alsace-Lorraine de 50.198 options valables (chiffre qui recoupe celui des Haegy Werke soit 49926 )!

En effet, pour les Allemands, la translation de domicile devait être réelle. Une simple élection de domicile dans une commune française ne suffisait pas à valider l’option. De même, le gouvernement allemand considérait comme nulle l'option de ceux qui, après avoir émigré avant le 1er octobre 1872, revenaient ensuite dans les territoires annexés pour des séjours définitifs ou temporaires. 

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·      Le mythe de « l’émigration patriotique » suite au conflit de 1871 

Il concerne le bidouillage des chiffres de la migration postérieure au conflit franco-allemand de 1871. Nous l’avons vu, l’histoire officielle s’est évertuée à gonfler de façon éhontée le chiffre des émigrants alsaciens-lorrains de 1872 pour pouvoir lui attribuer ensuite un caractère plébiscitaire en faveur de la France, le « vote par les pieds ». Dans la réalité, seuls 28.409 optants alsaciens émigrèrent effectivement (voir plus haut) et encore la plupart pour des raisons économiques qui n’avaient donc rien à voir avec le patriotisme : « La réalité ne laisse aucune place au mythe de l’émigration patriotique et replace ce flux migratoire dans un mouvement d’ensemble, amorcé dès 1831 et quantitativement plus important que celui de 1871 », écrit Fabienne Fischer[21], une historienne non inféodée au système.

Affiche scolaire censée montrer "l'exode" des populations alsaciennes vers la France

En effet, l’émigration des optants ne représentait qu’une émigration parmi tant d’autres qui avaient commencé en Alsace dès 1831 et qui furent de loin plus importantes que celle de 1871/72. Fuir la misère, le surpeuplement, le manque d’emplois ou, pour les jeunes, échapper à la conscription en étaient les causes principales. Ainsi, en Alsace notamment dans les régions du Nord, des officines de voyage installées dans les villes organisaient des voyages « aller simple » vers l’Amérique, elles employaient des agents recruteurs qui sillonnaient les campagnes[22]. D’ailleurs, durant tout le XIXe s. l’Alsace connut une forte émigration vers le Nouveau Monde - qui s’accentua encore à partir de 1850-1860 - ou les nouvelles colonies françaises. 

Bernard Wittmann – Historien (23.6.2016)

 

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[1] Les commissions de triage furent supprimées officiellement le 27 octobre 1919. Le gros des expulsions se situe entre 1918 et 1920. Cependant elles se poursuivirent jusqu’en 1922 et il faudra attendre 1924, et la démission du Haut-Commissaire Gabriel Alapetite, pour que les derniers « indésirables » quittent le pays.

[2] Le fait que la « Ligue d’Alsace » publie ses tracts, 27 entre 1871 et 1872, en français prouve que l’influence des protestataires francophiles sur la base populaire de la population alsacienne était quasiment nulle (source : Die Heimat avril 1926 p.98)

[3] Ch. Zumsteeg, L’Alsace, une histoire, ouvrage collectif, éd. Oberlin, 1994, p. 137.

[4] Rapport Guynemer du 31.7.1875 présenté à la Commission générale au nom du Comité de la Colonisation de l’Algérie, Paris 1875, 18 p.. Dans ce rapport, le parlementaire en mission Guynemer estime à 6000 le nombre des Alsaciens-Lorrains débarqués en Algérie entre 1871 et 1874.

[5] Pierri Zind, Alsace-Lorraine,  une nation interdite, éd. Copernic, 1979, p. 18.

[6] In La Ligue d’Alsace 1871-1872 – Ed. Lemerre Paris, 1873, p.227

[7] In André Leroy, Ce qu’il faut savoir de la question de l’Alsace-Lorraine, éd. Floury, Paris, p.56 – L’auteur est docteur en droit et diplômé de l’Ecole des Sciences Politiques.

[8] Tiré d’un texte de Théodor Karcher paru en 1871 et publié par Bernard Klein

[9] Gauthier Heumann, Analyse de l’Alsace, éd. de la Nouvelle Critique, 1955, p.119.

[10] François G. Dreyfus, Histoire de l’Alsace, éd. Hachette, 1979, p.252

[11] Pierri Zind, Alsace-Lorraine, une nation interdite, op. cit., p. 19.

[12] Pour F. L’Huilier 159 740 pour l’Alsace-Lorraine – 131 000 pour la seule Alsace (in Histoire de l’Alsace, éd. Privat, 1970 p.439) ; pour J.-Cl. Richez 159 000 mais rapportés à la seule Alsace (in L’Alsace, ouvrage collectif, Les éditions d’Organisation, 1981, p. 210). Tandis que les Haegy Werke (éd. Alsatia, T.II p.74) retiennent le chiffre de 160 878 optants pour l’Alsace-Lorraine.

[13] F. L’Huilier, Histoire de l’Alsace - L’Alsace dans le Reichsland, édit. E. Privat-Toulouse, p. 439.

[14] La date limite pour le départ était fixée au 1er octobre 1872. Les options non suivies d’émigration jusqu’à cette date furent annulées.

[15] Alfred Wahl, L’option et l’émigration des Alsaciens-Lorrains 1871-1872, éd. Ophrys-Paris, 1974.

[16] Idem pour les Haegy Werke (T.2, p.74) qui, pour toute l’Alsace-Lorraine, citent le chiffre de 49 926.

[17] Bernard Vogler, Histoire politique de l’Alsace, éd. La Nuée Bleue, 1995, p.174.

[18] P. Dollinger & R. Oberlé, L’histoire de l’Alsace, éd. SAEP – Ingersheim, 1985, p.203

[19] L’Alsace, une histoire, op. cit., p. 149.

[20] Documents mis à jour jusqu’au 31 juillet 1914 pour la législation et jusqu’en 1913-1915 pour la statistique – Première partie – Paris Imprimerie Nationale 1915, page 9.

[21] F. Fischer, Alsaciens et Lorrains en Algérie – Histoire d’une migration 1830 /1914, Ed. Gandini, Nice 1999

[22] En 1869, il y en avait 7 dans l’Outre-Forêt dont plusieurs à Wissembourg/Weissenburg.