Mystérieuses disparitions
Il faudrait quand même qu’un jour soit dévoilée au grand jour une pratique assez constante en Alsace qui consiste à faire disparaître des documents, des monuments et autres témoignages de notre passé, dès lors qu’ils contredisent le roman national ou écornent par trop l’image de la France grande et généreuse.
Pour en avoir un petit aperçu, ci-après quelques-unes de ces curieuses « disparitions »:
- Comment se fait-il que les délibérations du Magistrat de la « Freie Reichsstadt Strassburg » à la veille de la capitulation de la ville (30.9.1681) aient disparu. « Après avoir fiévreusement délibéré toute la nuit, les membres du Conseil, les échevins et les bourgeois, réalistes, décident de capituler. La séance de délibération est extrêmement pathétique : certains pleurent, d’autres écument de rage et jurent contre les Français, et le désespoir est général ». Ce qui s’y dit fut consigné dans les registres. Mais en 1981, l’archiviste municipal de Strasbourg, Georges Foessel, révèle que les registres des délibérations du Magistrat de l’année 1681 n’existent plus, ils ont disparu[1]! « Ils ont été délibérément brûlés afin d’en garder le secret. »[2] Peut-être craignait-on que ce qui y était dit ne fasse tache dans l’histoire officielle de l’Alsace francophile ? Et, subsidiairement, que sont devenues toutes les armoiries de la Freie Reichsstadt Strassburg qui, encore au XVIIIe s., fleurissaient sur les façades des bâtiments publics ?
- Où sont passés les dossiers des milliers de civils alsaciens-lorrains arrêtés et pris en otages en 1914 lors des premières incursions françaises en Alsace. Ils furent transportés dans des wagons à bestiaux et détenus durant des années dans des camps de concentration en France où ils subirent brimades et mauvais traitements ? Cette disparition de la plupart des dossiers rendra ensuite impossible une indemnisation des victimes.
- Où sont passées les listes exhaustives d’Allemands et d’Alsaciens-Lorrains de souche expulsés après le 11 novembre 1918 ? Probablement faut-il y voir une tentative dérisoire d’effacer des mémoires alsaciennes les traces de l’abominable nettoyage ethnique perpétré par la France et qui entachera à jamais son histoire.
- Où ont bien pu passer les dizaines de milliers de dossiers des « Commissions de triage », fers de lance de l’épuration ethnique de 1918-1922, notamment ceux du Haut-Rhin ? On prétendra à Colmar qu’ils ont malencontreusement brûlé. Là encore, ces disparitions rendirent impossible une indemnisation des victimes.
- Où est passé le dossier de la procédure judiciaire devant le tribunal militaire de Nancy ayant conduit à la condamnation à mort puis à l’exécution, le 7.2.1939, du Dr Karl Roos ? Il n’en existe plus trace nulle part. Il aurait pourtant permis de dévoiler au grand jour toutes les irrégularités qui entachèrent son procès et sans doute de le disculper ?
- En juin 1940, les restes du Dr Karl Roos furent déposés dans un sarcophage placé dans la chapelle du Friendensturm de la Hünenburg pour y rester en paix. Mais en novembre 1944, le sarcophage fut précipité par les FFI du haut du Friedensturm dans le ravin en contrebas. Par la suite, on retrouva bien les morceaux du sarcophage en grès… mais on ne trouva trace des restes de celui qui incarnait pour beaucoup la résistance alsacienne à l’assimilation. A ce jour, personne ne sait où la dépouille du supplicié Karl Roos est enterrée : volatilisée[3]?
- Plus récemment, voilà qu’on apprend par un courrier officiel de la SNCF[4] (voir ci-après) que les deux grandes fresques peintes en 1885 par le peintre Hermann Knackfuss (1848-1915) et qui ornaient le hall d’entrée central de la gare de Strasbourg… n’existent tout simplement plus ! Probablement se sont-elles envolées ? Une explication à cette disparition semble venir des scènes peintes par l’artiste montrant, d’une part, la venue de Guillaume 1er à la forteresse de Hausbergen le 3 mai 1877 et, d’autre part, la translation des joyaux de la couronne dans la Kaiserpfalz de Haguenau en 1164 par l’empereur Friedrich Barbarossa. Elles faisaient ainsi un parallèle entre le Saint-Empire et le nouvel empire wilhelmien[5]. Cachez cet affreux passé germanique et ce Reichsland honnis que nous ne saurions voir !
Fresque mettant en scène l’empereur Friedrich Barbarossa
Fresque mettant en scène l’empereur Wilhelm / Guillaume Ier
Lettre du 20.10.2017 de la directrice de l’Agence Gares Est Européen
Et puis, on signale aussi la disparition de la langue historique de l'Alsace sous ses deux formes : Elsasserditsch und Schriftdeutsch… et celle, imminente, des panneaux "Région Alsace" consécutivement à une autre disparition : celle de la "Région Alsace". Mais ça, c’est encore une autre histoire !
Bien entendu, cette liste n’est pas exhaustive, il existe de nombreux autres exemples.
Bernard Wittmann – Historien 1.11.2017
[1] Rot un Wiss, n° 61, juillet/août 1981.
[2] B.Wittmann, Une histoire de l’Alsace, autrement, éd. Rhyn un Mosel, 1999, T.1, p.108
[3] Probablement ne voulait-on pas que sa tombe puisse jamais devenir un lieu de pèlerinage... même ses restes devaient disparaître.
[4] Lettre du 20.10.2017 de la directrice de l’Agence Gares Est Européen, Mme Béatrice Leloup, à la présidente d’Unser Land Andrée Munchenbach.
[5] Une copie des fresques (lithographies) se trouve au Musée Historique de Strasbourg. Elles furent exposées aux Archives de la Ville dans le cadre de l'exposition "quand Strasbourg recevait Rois et Princesses".
Rot un Wiss : le drapeau historique de l’Alsace
« Il ne peut y avoir de pays sans drapeau. » [1] - Michel Pastoureau- historien.
Les couleurs rouge et blanc associées sont enracinées dans la longue histoire de l’Alsace. Elles sont le plus ancien marqueur d’identification de l’Alsace puisqu’elles remontent au tréfonds de notre histoire médiévale. En effet, dès le XIe s., l’armée du premier duc de Lorraine, Gerhard d’Alsace (1024-1070), un descendant du duc Etichon-Athic d’Alsace d’après l’historien J.-Daniel Schöpflin, arborait les deux bannières rouges et blanches. Ces deux couleurs figurent également dans les armoiries du Nordgau, utilisées à partir de 1262 par le Landgraf issu des comtes de Werd.
Elles figurent de même dans les armoiries des plus grandes familles nobles alsaciennes comme les Andlau, les Geroldseck, les Ochsenstein, les Rappolstein, les Lichtenberg, les Wangen, les Wasigenstein… On les retrouve également dans les armes des évêques de Strassburg[2] ou dans celle des Habsburg, d’origine alsacienne.
Armoiries des princes-évêques de Strasbourg
Couleurs alémaniques traditionnelles, elles se retrouvent dans la plupart des armoiries de nos villes : Mülhausen, Ensisheim, Gebweiler, Schlettstadt, Münster, Türkheim, Rappoltsweiler, Weissenburg, Zabern… sans oublier la "Freie Reichsstadt Strassburg". La forte récurrence des couleurs rouge et blanc dans les armoiries de nos villes témoigne de leur proximité avec le Saint Empire romain germanique : ces deux couleurs se trouvaient tant sur la bannière impériale, « die Reichsbanner », (1200 à 1350, croix blanche sur fond rouge[3]) que sur la « Blutfahne », aussi appelée « Blutbann », utilisée du XIe s. au XVIIe s. pour représenter le pouvoir de haute justice, c’est-à-dire le droit de vie et de mort d’un souverain ou d’un seigneur sur ses sujets.
Reichsbanner (1200 – v. 1350)
Die Blutfahne (http://www.flaggenlexikon.de/f1rblutf.htm)
Dans la Freie Reichsstadt Strassburg, quand venait le Schwörtag, créé en 1334, c’est encore sur l’étendard rot un wiss que chaque année les bourgeois prêtaient leur serment de fidélité à la Constitution. Cette institution se perpétuera jusqu’en 1790.
A la fin du XVe s. et au début du XVIe, ces deux couleurs sont reprises par les paysans en révolte du Bundschuh : sur une gravure de 1522 un paysan armé à la manière des lansquenets déploie une bannière rouge et blanc sur laquelle flamboie le cri de l’insurrection : « Freyheit ».
Au XVIIe s., dans ses « Mémoires de deux voyages et séjours en Alsace (1674/76 & 1681) », publiés en 1684 et 1886, le sieur J. de l’Hermine (Lazare de la Salle), un agent français envoyé en mission en 1674 dans une Alsace en ruine encore meurtrie par la guerre, raconte avoir assisté à une messe en l’église d’Altkirch pavoisée de bannières rouge et blanc : « Je trouvai aussi notre petite ville d’Altkirch toute changée depuis la paix, l’église étoit reblanchie du haut en bas et ornée de compartiments de peintures en guirlandes et en festons de feuilles de laurier et de fruits, les autels étoient peints et dorés de nouveau, le chœur et la nef brilloient de vingt bannières de taffetas rouge et blanc à l’allemande, attachées le long des deux murs. »
Les couleurs rouge et blanc associées continueront d’être utilisées sous la royauté comme une réminiscence nostalgique des anciennes libertés d’empire. Dans les dessins de Hansi se rapportant à la visite de Charles X en Basse-Alsace en 1828, dans les villages pavoisés traversés par le roi, à côté des trois fleurs de Lys, symbole de la royauté, flotte aux fenêtres et sur le clocher de l’église, le Rot un Wiss.
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11 Novembre et devoir de mémoire en Alsace
Plus que la fin de la « Grande Guerre », le 11 Novembre est toujours commémoré en Alsace comme un jour de délivrance, la fin du « joug allemand » et le début des « grandes retrouvailles » ! Mais on oublie volontiers que 47 ans plus tôt, pour se sauver, la France avait cédé par un traité international l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne « à perpétuité, en toute souveraineté et propriété »!
L’Alsace fut alors « libérée », nous répète-t-on en boucle. Un grossier mensonge : en fait de « libération », les Alsaciens-Lorrains, autonomes depuis 1911, furent surtout libérés de leurs libertés. Nous avons été libérés non de l'Allemagne mais....de la GUERRE et des privations. S'il y avait eu référendum, personne ne sait ce qu'il aurait donné !
Après les promesses de Joffre à Thann en 1914 (« pacte de Thann »), les Alsaciens attendaient une politique de respect. Mais au lieu de cela, la France les soumit à un système colonial couplé avec un traitement punitif de « débochisation » et de mise au pas : « On nous traite plus sévèrement que les peuples des colonies », protesta le quotidien socialiste alsacien Der Republikaner (20.5.1920). En effet, le joug français pesa bientôt plus lourd que jadis la « botte prussienne » (1)!
- La constitution alsacienne de 1911 est foulée au pied et l’autonomie enterrée : le peuple alsacien est dépossédé des prérogatives dont il jouissait sous le Reichsland ;
- Le Conseil National (Nationralrat), dépositaire de la souveraineté alsacienne-lorraine et composé de représentants issus du suffrage universel, est carrément ignoré !
- Les promesses enjôleuses de respect des particularismes alsaciens des grands généraux français ne seront pas tenues ; le « pacte de Thann » de 1914 est oublié !!
- La chasse aux « boches » et aux « bochophiles » alsaciens-lorrains est immédiatement lancée et la délation est encouragée par les autorités ;
- Un filet de mouchards infiltrés dans la population est étendu à travers toute l’Alsace pour juger du degré de patriotisme et des options politiques des uns et des autres ;
- Une impitoyable épuration ethnique est lancée. 130 000 Alt-Deutsche et germanophiles alsaciens-lorrains sont expulsés de leur pays dans des conditions mortifiantes et sans aucune considération humanitaire ; tous leurs biens sont séquestrés : ils ne peuvent emporter que 20 à 50kg de bagages à main et 2000 marks en espèces par personne ;
- La population est soumise à un tri en 4 catégories suivant les origines ethniques et affublée de cartes d’identités sélectives A-B-C-D avec des règles d’apartheid ;
- Des « commissions de triage » sont instaurées à travers le pays pour juger et châtier les Alsaciens-Lorrains animés de sentiments germanophiles ; elles prononcent des sanctions d’une extrême dureté : expulsion en Allemagne avec séquestre des biens, internement, assignation à résidence à l’Intérieur, révocation pour les fonctionnaires… ;
- Une implacable politique d’éradication de l’allemand et d’assimilation culturelle et linguistique est lancée. Le français exclusif est imposé partout sans consultation des populations qui l’ignorent. La « méthode directe » faisant débuter la scolarité exclusivement en français est instaurée à l’école qui recevra pour mission première le déracinement des jeunes Alsaciens. La langue régionale est ravalée au rang de langue étrangère ;
- Les Alsaciens sont écartés de tout poste élevé dans leur pays. Les leviers de commande passent aux mains de Français de l’Intérieur qui, rapidement, occupent les 2/3 des postes laissés vacants par les Vieux-Allemands expulsés. Les fonctionnaires alsaciens n’ont droit qu’aux postes inférieurs : « L’Alsacien est administré par le Français de l’Intérieur, qui, à partir d’un certain niveau dans les carrières, règne seul », s’indigne le député démocrate Charles Frey (Bulletin d’Alsace-Lorraine, n°1, 1926)
Très vite, les joyeuses retrouvailles prennent un goût amer ! Dans L’Humanité(23.4.1919) le dirigeant socialiste Salomon Grumbach parle d’une « dictature renforcée ».Assurément, on était loin du « paradis tricolore » promis par Hansi et le Dr Bucher !
Dans ces conditions, n’y a-t-il pas une certaine indécence à parler de « libération » de l’Alsace ? Au regard des brutalités et des excès perpétrés alors par la France, peut-on fêter ce jour comme une « libération » ?
Et comment oublier que nos Feldgraue alsaciens-lorrains furent tués par des balles françaises : « Morts pour la France », nous dit-on à présent en nous expliquant le plus sérieusement du monde qu’en réalité, sous leurs uniformes feldgrau battaient des cœurs français. Leurs cœurs ont-ils été radiographiés pour valider cette affirmation saugrenue ?
Partant de là, en Alsace le 11 Novembre ne peut s’inscrire dans le devoir de mémoire que si l’on commémore la fin d’une sanglante tragédie européenne. Ce qui conduit à ce que les cérémonies soient organisées en l’honneur de tous les morts du conflit, y compris nos 50 000 Feldgraue alsaciens-mosellans si souvent oubliés des cérémonies en Alsace-Moselle où l’on préfère focaliser tous les honneurs sur les Poilus, leurs ennemis de la veille.
Le nationalisme est l’unique responsable des étripailles qui endeuillèrent régulièrement toute l’Europe depuis l’ère révolutionnaire. Aussi, ne serait-il pas préférable d’en tirer leçon et de supprimer la commémoration de l’Armistice, marqueur de la victoire militaire française sur l’Allemagne dans les esprits hexagonaux toujours gangrénés par le chauvinisme cocardier et un certain antigermanisme ? Ne serait-il pas plus judicieux de remplacer les cérémonies patriotiques désuètes exaltant le nationalisme sacrificiel devant les monuments aux morts, par une cérémonie du souvenir commune à toute l’Europe pour honorer tous les morts des guerres passées ?
Bernard Wittmann – Historien (6.11.2016)
(1) Source documentaire : B.Wittmann « Une épuration ethnique à la française – Alsace-Moselle 1928-1922 », éd. Yoran, 3e trim. 2016, 222 p. – Prix : 13€ - ISBN 9 782367 470269