LIVRE À LIRE :

 

« Les 16 Alsaciens qui ont dit OUI à Pétain – Résistants ou collabos ? »

Auteur : Jean-Claude Streicher - Ed. Jérôme Do Benzinger – 4e trim. 2016 – Prix : 25€

 

 

 

Voilà un livre que devraient se procurer tous ceux qui s’intéressent à la vie politique alsacienne d’avant la guerre, à l’occupation nazie et à l’épuration. L’auteur, qui est un historien reconnu, a à son actif de nombreux articles et ouvrages historiques. C’est à lui qu’on doit notamment « Impossible Alsace : histoire des idées autonomistes (1982) », un petit livre courageux, transgressant les tabous et débarrassé des habituelles broderies tricolores. Il contribua à réhabiliter le mouvement autonomiste de l’entre-deux guerres et certains de ses leaders, comme Dahlet ou Rossé, injustement voués aux gémonies après 1945 dans le récit historique officiel.

Son dernier ouvrage, publié aux éditions Jérôme Do Benzinger à la fin de l’année dernière, est remarquable à plus d’un égard : sérieux de l’analyse, abondantes références, solide documentation… et neutralité méritoire. Dans cet esprit,  l’auteur a choisi de ne pas traduire les citations en allemand pour ne pas prendre le risque de les dénaturer. Du travail d’historien !

 

Sur le fond du livre :

Jean-Claude Streicher passe en revue, avec beaucoup de minutie, les parcours politiques des « Seize » parlementaires alsaciens (sur 21), 11 députés et 5 sénateurs, qui votèrent les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940, ainsi que leur engagement politique avant la débâcle et durant l’occupation. Il y ajoute encore le parcours de Robert Schuman, « le plus alsacien des parlementaires mosellans ». 

Au total, on compte 569 parlementaires « ouiistes », dont un certain nombre venu de la gauche, contre 80 « nonistes ». Après la Libération, dans les présentations officielles, les premiers seront vilipendés et présentés comme les « fourriers de la collaboration », des « traîtres à la Démocratie, la République et la Nation », tandis que les seconds seront présentés comme les premiers résistants, « portés au pinacle et sanctifiés ». Une simplification abusive, « un manichéisme réducteur », que démonte parfaitement l’auteur en s’attardant sur l’instrumentalisation qui fut faite de leur vote après la guerre par les nouvelles autorités pour l’insérer dans le mythe résistancialiste.  

Pour bien comprendre le vote des uns et des autres, il faut commencer par contextualiser – le préfacier du livre Jean-Laurent Vonau insiste sur ce point ! Malheureusement cela n’est jamais ou rarement fait. Ensuite, il est important de noter que les positionnements des uns et des autres lors du vote ne déterminèrent pas leur engagement par la suite durant l’occupation : il y eut de grands résistants parmi les premiers et des proches du gouvernement de Vichy parmi les seconds. Ainsi le noniste Isidore Thivrier, député socialiste de l’Allier, accepta-t-il d’abord de siéger au Conseil National avant de se raviser et de finir par rejoindre la Résistance. Il succombera au camp du Struthof le 5.5.1944.

Dès le 21.4.1944, une  ordonnance du gouvernement provisoire d’Alger déclara inéligibles d’office, et en bloc, tous les ouiistes… sauf à être blanchis par le préfet et le Comité départemental de libération pour participation active à la Résistance. Les parlementaires Alsaciens furent du lot !

 

Les motivations des 16 « ouiistes » :

Pour éviter tout jugement hâtif, il faut donc s’interroger sur les motivations  des 16 ouiistes  alsaciens ? Pourquoi les Alsaciens, dont on sait qu’ils étaient plutôt réticents au départ - « la position d’unanimité n’ayant été adoptée qu’après de longues tergiversations », écrit l’auteur -, finirent-ils néanmoins par opter unanimement pour le oui (idem pour les Mosellans), par ailleurs adopté avec une écrasante majorité par l’Assemblée nationale ? L’explication viendra après la guerre : pour eux, il s’agissait de mettre en évidence la solidarité qu’ils éprouvaient avec la nation !!! : « Si leur vote s’était écarté de celui de la majorité, d’aucuns y eussent vu le signe d’un séparatisme de l’Alsace (20) », écrit l’abbé Zemb en 1960 (1). Ce que député UPR de Colmar Edouard Fuchs avait confirmé à la Libération dans une lettre du 16.6.1945 à René Cassin : Par leur vote en faveur du Maréchal, « les parlementaires alsaciens-mosellans voulaient ne pas paraître comme protestataires autonomistes ou partisans d’une opposition anti-française (20) ». C’est donc leur candeur bien alsacienne, doublée d’une étonnante naïveté, qui les amena à se fourvoyer dans l’aventure de Vichy… au nom de leur patriotisme français !! Précisons néanmoins qu’aucun des 16 ne versa ensuite dans une collaboration active.

 

Les blanchiments :

Viendra l’ordonnance du 21.4.1944 qui permettra des blanchiments « à la carte ». Ainsi prendra-t-on soin de réhabiliter en premier lieu les parlementaires alsaciens au patriotisme français éprouvé. Ce qui conduira à éliminer provisoirement, voire définitivement, ceux dont on voulait éviter qu’ils ne reprennent immédiatement la lutte régionaliste d’avant-guerre. Ce sera le cas du sénateur autonomisant de l’UPR Eugène Muller. Les deux autres députés autonomisants de l’UPR, les Nanziger Joseph Rossé et Marcel Sturmel, en prison lors du vote du 10 juillet, seront immédiatement emprisonnés à la libération sous le prétexte de collaboration… Ils étaient pourtant membres du « Groupe de Colmar » impliqué dans l’opération Walkyrie (2).

Ainsi, dès le 2 décembre 1944, réhabilitera-t-on immédiatement les députés Henri Meck et Michel Walter… qui deviendront ensuite les ennemis les plus acharnés des autonomistes. Ils veilleront toujours à empêcher l’émergence au sein du nouveau parti centriste de toute revendication autonomiste : « Je ne veux plus d’autonomistes dans l’UPR », prévient Henri Meck dès janvier 1945 (cf Mémoires de Frère Médard, p.250/251) ! Par la suite, il s’en prendra régulièrement à Camille Dahlet, notamment lors des élections législatives de 1956 auxquelles ce dernier s’était présenté en dépit de ses 72 ans.

Le 14 décembre l’inéligibilité est levée pour le sénateur APNA Jean de Leusse. Un mois plus tard, le 11 janvier 1945, ce sera au tour des UPR Charles Elsaesser et Thomas Seltz, de l’APNA Alfred Oberkirch et du député autonomiste républicain et franc-maçon Camille Dahlet dont l’attitude fut absolument irréprochable pendant toute la guerre.

Le dernier repêché du Bas-Rhin sera le comte Hubert d’Andlau-Hombourg (4.10.1945).

Dans le Haut-Rhin, Joseph Gullung n’est blanchi que le 20.12.1945. L’UPR Joseph Brom, membre du groupe de Colmar, et l’indépendant Paul Jourdain ne peuvent l’être car décédés prématurément.

Au final, seuls trois parlementaires seront expressément et définitivement maintenus à l’écart des urnes : Maurice Burrus (3), le « milliardaire du tabac », car soupçonné de collaboration - probablement aussi parce qu’on cherchait un prétexte pour s’emparer de sa manufacture qui sera d’ailleurs nationalisée en 1947, Joseph Féga, sans doute pour avoir été membre du Conseil National jusqu’en octobre 1942 (4) et Eugène Muller.

 

Le cas du chanoine Muller

Jean-Claude Streicher consacre 38 pages au cas du chanoine Eugène Muller – appelé « de Sprochemeller », en référence à son engagement constant pour la défense de la langue régionale -, une des figures de proue du régionalisme alsacien de l’entre-deux guerres, un personnage attachant, de grande culture et très aimé de la population. Il reprocha toujours au Maréchal sa compromission de Montoire. Réfugié à Vichy durant toute la guerre, il ne cessa d’intervenir auprès du gouvernement de Vichy en faveur de la population alsacienne. Ainsi, il protesta vigoureusement contre l’incorporation de force et intervint à de multiples reprises en faveur des réfugiés alsaciens : son appartement devint « le lieu de ralliement des Alsaciens réfugiés », écrit l’abbé Zemb. De même il s’éleva contre les rafles de juifs et la déportation d’enfants juifs. De retour en Alsace, il défendra jusqu’à sa mort son ami Joseph Rossé, injustement condamné par un tribunal d’épuration, une juridiction d’exception, que Paris refusera toujours de réhabiliter.

Un livre à lire absolument ! 

 

Note : L’histoire des 16 parlementaires « ouiistes » alsaciens permet aussi de mieux cerner, à travers les parcours individuels, certains épisodes du drame vécu par le peuple alsacien durant le dernier conflit. Un drame absolu qui commence avec « l’évacuation-transplantation » de septembre 1939 de près de 430 000 Alsaciens contraints de tout quitter pour un voyage vers un Sud inconnu.

Après la débandade des armées françaises et la fuite des services de l’administration, suit l’annexion de fait par les nazis et surtout l’incorporation de force contre laquelle Vichy ne proteste que très mollement. Elle touche 103 000 Alsaciens et 31 000 Mosellans. 42 500 d’entre eux ne reviendront pas. À ces morts viennent s’ajouter 32 000 blessés dont 10 000 très grièvement et souvent mutilés !! Toutes ces souffrances infligées à une population abandonnée et livrée à l’occupant donne à penser que si la France l’avait alors mieux défendu, le peuple alsacien n’aurait pas eu à subir pendant quatre années un calvaire qui n’eut pas d’équivalent ailleurs dans l’Hexagone. Les polémiques actuelles autour du « mur des noms » de Schirmeck, avec sa liste fleuve de 52 000 victimes alsaciennes et mosellanes du nazisme, n’auraient pas aujourd’hui de raison d’exister !

 

Bernard Wittmann - 28.5.2017

 

(1)  Abbé Joseph Zemb, « Témoin de son temps : le chanoine Muller 1861-1948 », éd. Alsatia-Colmar, 1960, p.140 

(2)  Le député communiste-autonomiste, ancien « Nanziger », Jean-Pierre Mourer avait accepté le poste de Kreisleiter. Il fut arrêté en août 1945 par les troupes américaines. Livré un an plus tard aux Français, ces derniers l’exécuteront le 10.6.1947.

(3)  Affairiste et grand patriote français avant la guerre. Burrus avait fondé et présidait l’« Association des proscrits d’Alsace ». Choyé par les autorités françaises, en janvier 1919, il deviendra administrateur des « Tanneries de France » de Lingolsheim, anc. Lederfabrik Adler & Oppenheimer, un des nombreux biens allemands séquestrés par les autorités françaises et attribués à des affairistes bien en cour.

(4)  Il démissionna du C.N. pour protester contre l’insuffisance d’une protestation du gouvernement de Vichy auprès des autorités allemandes suite à l’annonce, le 25.8.1942, de l’incorporation de force des Alsaciens-Mosellans dans la Wehrmacht.